RECITS DE GUERRE

 

CAMPAGNE  D’ITALIE  (1943 -1944)

 LA COSTA  SAN-PIETRO

 Le 12 janvier 1944 la CCB 3 (8 ème RTM) commandée par le capitaine de Lardemelle, était stationné à Colle-Alto, j’étais chef de groupe à la section de pionners.

Nous savions que l’attaque du San-Piétro (1450 m) devait avoir lieu ce jour-là par le deuxième bataillon. Dés le matin l’artillerie ainsi que les « chemicals » américains (mortiers) pilonnaient ce piton. Tout cela résonnait dans les vallées. C’était l’attente anxieuse des résultats.

Dans le courant de l’après-midi nous avions appris que cela ne marchait pas comme prévu. Le deuxième bataillon avait bien enlevé la Costa San-Piétro, mais devait être relevé en début de soirée par notre bataillon, le troisième, commandant Allard.

En fin de soirée, il commençait à faire sombre, le capitaine de Lardemelle me prévient que je vais être chargé de conduire sur le San-piétro le convoi de brèles, une trentaine, pour le ravitaillement en vivres et munitions du bataillon.

 Dés le chargement effectué, je prends la tête du convoi, accompagné d’un caporal marocain. Un seul conducteur pour deux mulets. Le deuxième étant relié par une corde attachée au harnais du premier. Ce n’était pas la solution idéale, la suite le prouvera.

Il fait nuit noire. Le convoi s’ébranle sur la route que nous allons emprunter pendant deux à trois kilomètres avant de s’engager sur les sentiers conduisant au San-Piétro. Au début cela semble facile, mais par la suite, sans aucun repère, l’orientation devient difficile.

Le convoi avance lentement, très lentement, parmi les différents sentiers qui montent au San-Piétro. Le temps passe. Il y a déjà des heures que nous sommes partis. Le calme a succédé à la canonnade de l’après-midi. C’est presque le silence total, troublé parfois au loin par l’éclatement d’un obus de mortier. Dans le lointain on peut distinguer ou deviner les sommets enneigés de la Mainarde et du San-Piétro.

Nous croisons deux convois de brèles en vivres et munitions, qui devaient ravitailler leurs unités, mais ne pouvant trouver le lieu de destination, reviennent à leur point de départ. Tout cela n’est pas fait pour me remonter le moral.

Nous continuons malgré tout. Nous passons à proximité d’une cabane de berger d’où un filet de lumière semble filtrer sous la porte. Je me dirige vers cette cabane et ouvre la porte. Une forme, parmi quelques autres, se lève. C’est le commandant « x » dont je ne me souviens plus le nom.

Je me présente, tout en précisant ma mission et lui demande s’il peut m’indiquer ma route. Nous faisons quelques pas hors de la cabane, et là, me montrant de la main la masse sombre du San-Piétro, me dit : « Tout ce que je peux te dire, c’est que vers quatre heures de l’après-midi, le bataillon Allard était là » Il me laisse avec cette vague, très vague information.

 Malgré la rencontre des deux convois revenant à leur point de départ, nous continuons à avancer. Toujours ce même silence ayant succédé aux bruits de la bataille de l’après-midi. Les yeux sont maintenant habitués à l’obscurité, il me semble que la masse neigeuse du San-Piétro se rapproche. Nous parvenons bientôt sur ce qui a été le champ de bataille de la journée. Cette bataille a du être très dure.

En effet, le sol est bouleversé pars les trous d’obus. Tous les arbres sont littéralement hachés, pas un seul n’est intact. Des abris construits par les allemands semblent avoir résisté au terrible bombardement de l’artillerie française. Par contre pour d’autres, les matériaux dont ils étaient construits ont volé en éclats, éparpillés de part et d’autre sur le terrain. Maintenant plus besoin de repère pour arriver au pied du San-Piétro. Un torrent à traverser. Ce n’est pas facile, ni pour les hommes, ni pour les brèles, surtout pour ces derniers. Une bête contrarie souvent les mouvements de l’autre, à cause de la corde les reliant.

Depuis combien d’heures marchons-nous ? Je n’en sais rien, je n’ai pas de montre. Ces longues nuits d’hiver, heureusement, mettent les convois de ravitaillement à l’abri des obus de mortiers ou autres. Si non quel carnage, car l’ennemi nous domine des hauteurs du Monte-Marrone. De jour, aucun mouvement ne peut lui échapper.

Nous parvenons enfin au pied du San-Piétro. Ici une anecdote amusante. Le mot de passe était ce jour là : « Casablanca » Tout à coup un muletier se met à hurler : « Achkoun Hasses Casablanca » Il donnait le mot de passe que personne ne lui demandait. Il me semblait que tout les allemands avaient entendu cela. Inutile de dire que j’ai copieusement « engueulé » ce muletier.

Pas de sentier en vue, praticable pour les brèles. Il faudrait effectuer une reconnaissance, et le temps passe. De plus, avec cette histoire de mulets reliés, c’est pratiquement impossible. Pour grimper là-haut il faudrait un conducteur par animal. J’obtiendrai satisfaction la nuit suivante.

Je laisse le convoi sous le commandement du caporal avec mission de faire décharger les mulets et de m’attendre sur place. Je pars seul à la recherche du PC du commandant Allard. Après une certaine escalade je tombe sur la première sentinelle, et m’étant fait reconnaître, je demande à être conduit auprès du chef de bataillon, installé dans une cabane de bûcherons.

 Je rends compte au commandant Allard de l’impossibilité à faire grimper les brèles jusqu’à la cabane, du moins pour cette nuit, et qu’il faut décharger là où ils se trouvent. Il me donne son accord et donne aussi des ordres pour la récupération des vivres et munitions. Ces dernières seront les bienvenues pour repousser les attaques que le bataillon subira le lendemain.

Je reviens vers l’emplacement où j’ai laissé les brèles, tout en prenant des repères sur ce sentier de montagne afin que le prochain convoi puisse parvenir jusqu’à la cabane de bûcherons. Surprise en arrivant en bas du sentier, plus de brèles ! Après le déchargement le caporal est parti avec le convoi à vide. Ce caporal recevra à mon retour à la base arrière une très sérieuse « engueulade » et évitera de peu une punition.

 Me voici à nouveau sur le champ de bataille de l’après-midi. En traversant le torrent je glisse sur une pierre m’étale dans l’eau glacée jusqu’à la ceinture. C’est beaucoup moins grave qu’un éclat d’obus. Cette fin de nuit est totalement calme. Pas un coup de canon ni de mortier. Il est bientôt six heures du matin lorsque j’arrive à la base arrière. Je rends compte de ma mission au capitaine de Lardemelle, et m’allonge dans une pièce vide. J’ai un grand besoin de dormir.

 J’ai dormi comme une souche. A midi un tirailleur me réveille en m’apportant un quart de café chaud qui est le bienvenu. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Le bataillon a déjà subi deux contre-attaques qui ont pu être repoussées avec l’aide de l’artillerie des 3/63 et 3/64 ème RAA. Vers quinze heures, c’est une nouvelle contre-attaque générale sur tout le bataillon. Notre artillerie donne à plein. C’est pire que la journée d’hier. Tout résonne autour de nous à la base arrière, c’est le cœur serré et angoissé que nous suivons ce duel, en se demandant ce qui se passe là-haut sur le San-Piétro.

 En fin d’après midi le calme semble revenir car l’artillerie a arrêté ses tirs. Nous apprenons un peu plus tard que ces contre-attaques ont été terribles, mais repoussées.

A un certain moment, le commandant Allard, remplaçant l’officier et le radio de liaison du 3/63 ème RAA, tués à leur poste, a donné l’ordre par radio au commandant de l’artillerie d’effectuer des tirs à moins de cinquante mètres de son PC. Les pentes par où l’ennemi voulait s’infiltrer sont couvertes de cadavres. L’artillerie a fait du bon travail. Mais les pertes du bataillon son également très lourdes en tués et blessés.

Je vais m’occuper de la préparation du convoi de ravitaillement que je dois conduire à nouveau sur le San-Piétro, mais cette fois-ci  avec un conducteur par brèle. Départ à la nuit tombée par le même itinéraire. Le convoi parvient sans encombre à la cabane de berger où j’avais rencontré la nuit précédente le commandant « x »  Tout est calme après la bataille de l’après midi. Quelques rares coups de mortiers dans le lointain ! Voici le torrent. Nous le franchissons assez facilement après avoir jeté dans l’eau des branches, branchages et pierres, ce qui évite aux hommes et aux mulets de glisser dans l’eau.

J’utiliserai cette même méthode, mais cette fois là avec des gerbes de blé et des pierres, dans la nuit du 29 au 30 juin 1944, pour le franchissement de l’Ombrone. Il fallait conduire le convoi de ravitaillement au PC du commandant Labadie à la ferme de « la meule qui flambe » après les rudes combats de la journée.

 Mais revenons au San-Piétro. Nous parvenons au pied du difficile sentier de montagne que j’ai emprunté la veille sans les brèles. Cette fois-ci pas d’histoire, il faut que le convoi parvienne là-haut. Durant une partie du parcours, l’escalade est très pénible, surtout pour les mulets lourdement chargés.

L’un d’eux manque de tomber dans le ravin, et glisse de quelques mètres en contrebas. Heureusement un arbre arrête sa chute et nous parvenons à le remonter à l’aide de cordes passées sous son ventre. Ensuite le sentier devient plus facile compte tenu des repères que j’avais pris la veille. Nous parvenons à la cabane de bûcherons où est installé le PC arrière du bataillon. Déchargement des vivres et munitions.

Nous nous apprêtons à prendre le chemin du retour. A ce moment, le capitaine Labadie, qui prendra par la suite le commandement du bataillon, nous demande de charger sur les brèles les corps des tués de l’après-midi qui ont été amenés jusque-là, officiers, sous-officiers et tirailleurs.

Le chargement ne va pas sans mal, car les cadavres sont gelés. Lorsque nous avons voulu en mettre un en travers sur le bât du mulet, le corps s’est pratiquement cassé en deux ; On aurait dit que les brèles sentaient la mort, impossible de les faire rester en place pour le chargement. Finalement nous avons résolu le problème en plaçant un corps de part et d’autre du mulet. Cette opération de transport de cadavres a duré trois nuits car nous chargions que quelques brèles à la fois. Le retour à la base arrière s’est effectué sans incident.

Pendant les six nuits qui ont suivi la bataille du San-Piétro, j’ai conduit chaque nuit le convoi jusqu’au PC du bataillon. Puis, à mon tour, je suis monté là-haut rejoindre la section pionners.

J’avais creusé mon trou individuel, recouvert de branches, de pierres et de terre. Protection surtout morale, mais en réalité peu efficace. La deuxième nuit de mon séjour sur la Costa San-Piétro, tirs de mortiers assez violent de la part de l’ennemi. A un certain moment, j’ai senti, lors d’une « arrivée » que tout tremblait autour de moi. De la terre est tombée sur la toile de tente qui me recouvrait. Je n’ai pas bougé. Les tirs se sont arrêtés. Le lendemain matin, en émergeant de mon trou,  j’ai eu la stupeur de constater sur la neige, qu’un obus de mortier était tombé à moins de cinquante centimètres de mon abri. S’il était tombé dessus, Bref ! « J’ai eu la Baraka »

La relève du troisième bataillon par le premier a eu lieu dans la nuit du 27 janvier 1944. Le goum Parlange, qui était notre voisin, est également relevé. Nous passons en réserve de régiment dans la région de Mass Capaldi.

 CASSINO

 Que de souvenirs ce nom n’évoque t’il pas ?

Dire combien de récits ont été publiés sur Cassino et l’abbaye, est impossible. Dans une émission télévisée, fin mai ou début juin 1987, Alain Decaux a parlé du bombardement de l’abbaye par l’aviation américaine. Lors de ce bombardement, j’étais aux premières loges.

 Dans la nuit du 07 au 08 février 1944, le troisième bataillon, sous le commandement du capitaine Labadie, est transporté par GMC de la région d’Aquafondata dans les environs de San-Elia. Nous savions tous que cette route, après le col, était surnommée : « la route de la mort »

En effet, cette difficile et étroite route de montagne aux nombreux tournants, étaient le seul axe de liaison existant pour les troupes alliées stationnées devant Cassino. Les GMC avec remorques avaient un mal fou à négocier certains virages en épingle à cheveux. Ils devaient exécuter deux à trois manœuvres pour franchir ces derniers. L’artillerie ennemie, ayant pris des points de repère, tirait au hasard dans la nuit. Des coups au but tombaient parfois sur les camions. Il fallait alors dégager la route pour pouvoir passer, ce n’était pas toujours facile.

Cette nuit-là, un camion transportant des munitions a été atteint, et nous apercevions la lueur des explosions. Cet incident nous a retardé assez longtemps. Nous parvenons néanmoins à destination et descendons des camions pour rejoindre à pied nos cantonnements situés dans un coude de la route, à l’abri des regards des observatoires ennemis.

Au lever du jour, devant nous, le Mont Cassin, avec au sommet l’imposante abbaye, le Mont Cairo (1670 m) et le Cifalco. Magnifiques observatoires pour l’ennemi. De jour, aucun mouvement ne peut lui échapper. Sur la gauche, après la vallée du Rapido, on devine la ville de Cassino. Nous passons ainsi la journée sans trop bouger afin d’éviter de se faire repérer. La pluie tombe, et tombera d’ailleurs toute la nuit.

En début de soirée nous assistons à un magnifique feu d’artifice. Sur le Belvédère, l’ennemi ayant attaqué les positions du troisième RTA, ce dernier se défend avec toutes ses armes automatiques. Nous avons remarqué que plusieurs mitrailleuses tiraient leur bande de deux cent cinquante cartouches sans interruption, du fait d’une traçante toutes les cinq balles. Les canons de ces armes devaient être brûlants. C’était hallucinant, et notre pensée, mêlée à une certaine angoisse, s’envolait vers les combattants de là-haut du troisième RTA. Finalement cette attaque sera repoussée. La nuit se passe sans incident sous la pluie.

La journée du 09 février se passe également dans l’attente du départ pour la relève d’un bataillon américain sur la route menant à Térelle, village occupé par les allemands. Dés la tombée de la nuit, notre bataillon se met en marche pour franchir la vallée du Rapido jusqu’au début de la montée sur Térelle. Le cours de Rapido ayant été dévié sur les terres par les allemands, nous pataugeons un certain temps dans cette eau noirâtre, mélangée par endroits à la neige. Heureusement la pluie a cessé. Cette marche, dans la vallée du Rapido, est lugubre et pénible. Nous subissons des matraquages ennemis. Il y a des morts et des blessés.

Nous attaquons cette longue montée de la route menant à Térelle. Cela devient de plus en plus long, de plus en plus pénible, harassant même. Nous marchons dans la neige et la gadoue. Nous avions perçu, avant notre départ, des snow-boots à enfiler par-dessus les chaussures, chacun sachant que les chaussures américaines étaient de véritables éponges. Mais impossible de marcher avec ces « engins » Il semblait qu’à chaque pas nous soulevions des kilos. Aussi ces bottes ont-elles été assez vite abandonnées sur le bord de la route. Un véritable cimetière. Et nous montons, nous montons… Cela devient un calvaire !

Il est bientôt une heure de la nuit lorsque nous parvenons auprès d’une maison intacte en contrebas de la route. C’est là que le capitaine Labadie installera son PC. La section de pionners reste avec lui dans cette vaste maison dont les sous-sols constituent de véritables abris. Le long de la route, de nombreuses jeeps américaines sont stationnées avec leur chauffeur. Ces véhicules doivent servir au transport du bataillon américain relevé. La marche à pied est inconnue pour eux. Tard dans la nuit, la relève étant effectuée, une pétarade invraisemblable se déclanche lors de la mise en route de ces véhicules. La chance est avec eux et avec nous. Pas un seul coup de canon ni de mortier ne salue ce départ.

Le matin, au lever du jour, nous découvrons ce drôle de secteur au travers de la neige qui s’est remise à tomber. Il sera très difficile de circuler de jour, car nous sommes dominés par le Mont Cairo, le Mont Cassin et le Cifalco. L’ennemi peut nous observer à loisir. Le meilleur moyen est de rester terré pratiquement toute la journée. Le ravitaillement en vivres et munitions depuis San-Elia, s’effectue de nuit par dodge jusqu’au PC du bataillon. De là, les compagnies viennent récupérer leur dû.

La vie, pour elles, sur leurs positions enterrées, est très dure. On ne peut bouger que la nuit, sinon gare au matraquage. Le froid sera la cause de nombreuses gelures des pieds. En définitive, ce séjour de quatorze jours dans ce secteur du troisième bataillon, sans aucune attaque de sa part, se déroulera par huit tués et cent quarante six blessés ou pied gelés. Comme le dira par la suite le capitaine Labadie : « c’est payé cher »

 Du PC, un chemin recouvert de neige serpente dans la vallée en contrebas  où se trouvent des maisons. Ces maisons rustiques, entourées par des murettes de pierres, sont abandonnées par leurs habitants. Pas de couverture du PC de ce coté-là ! Aussi, dés la deuxième nuit, le capitaine Labadie décide qu’un groupe de pionners ira s’installer à la nuit tombante dans la dernière maison de cette vallée, distante environ de sept cents à huit cents mètres. Mission : couvrir le PC. Le retour se fera avant le lever du jour afin de ne pas signaler ces mouvements à l’ennemi. Chaque nuit, durant tout le séjour du bataillon, un groupe sera constitué et commandé par un sous-officier. Avec le sergent Dufresne et moi-même, nous alternerons cette surveillance. La première échoit à mon camarade. Nous serons reliés au PC par vibraphone, installé par les transmissions.

Le lendemain soir, c’est à mon tour de prendre le commandement du groupe assisté d’un caporal marocain. En tout, douze à treize hommes armés, d’un FM, des mitraillettes, des fusils et des grenades en quantité. Sur les indications du sergent Dufresne, trois sentinelles sont placées à l’extérieur de la maison à des endroits différents, protégés par les murettes. Le reste du groupe restant à l’intérieur de la maison. Il y a même de la paille pour s’allonger. Relève des sentinelles toutes les deux heures. Impression de solitude et parfois d’angoisse pour cette première nuit malgré le vibraphone me reliant au PC. Tout est calme, mais je ne puis dormir, ne serait-ce que quelques instants, la tension est assez forte, et il faut assurer les relèves. Il en sera ainsi pour toutes les autres nuits que je passerai à cet endroit.

 Durant cette première nuit, le caporal qui m’assiste, un vieux « chibani » me demande d’aller faire un tour dans les environs prés du ravin. Je n’en vois pas la nécessité, mais ne voulant pas le contrarier, nous partons tous les deux armés de nos mitraillettes. La blancheur de la neige permet de se diriger assez facilement dans l’obscurité de la nuit. Nous marchons dans ce paysage sinistre. Nous longeons  le ravin et approchons de la route de Térelle. Rien ne bouge, c’est le silence total. Nous sommes restés absents du groupe prés d’une heure et la chance a voulu que nous ne rencontrions pas de patrouille ennemie. Notre mission étant la garde de ce point d’appui et au besoin assurer la défense du PC et non la recherche de l’ennemi. Mais tout s’est très bien passé  cette nuit-là et nous nous rejoignons le PC avant le lever du jour.

Il n’en sera pas de même durant une autre nuit. Une patrouille ennemie est venue tâter le poste à plusieurs reprises. Tout le groupe est resté dehors en alerte et chaque fois les armes sont entrées en action. Avec le FM, les mitraillettes et les grenades, notre point d’appui était très solide. La patrouille ennemie n’a guère riposté et nous ignorons si elle a eu des pertes. Le but de cette patrouille était certainement de ramener des prisonniers. Cela n’a pas été le cas.

Lors de notre relève par un bataillon du troisième RTA, le chef de bataillon ayant chaussé nos bottes, n’a pas cru nécessaire, paraît-il, d’assurer sa défense avancée par un groupe. Seulement trois hommes dans ce point d’appui, qui furent faits prisonniers deux jours après. J’ignore toutefois si ces faits sont exacts.

Au PC la vie de tous les jours continue, plutôt nocturne que diurne. Le 14 février le PC est pratiquement bombardé toute la journée, avec un point crucial en début d’après-midi. Les obus tombent tout prés de la maison, qui heureusement ne sera touchée que par un seul obus. Nous sommes terrés sous les voûtes de cette maison. L’air est irrespirable à cause de la fumée émise par l’éclatement des obus. Durant un bon quart d’heure c’est l’enfer. Enfin les tirs s’atténuent et cesseront en fin d’après-midi. Pour une fois les allemands n’étaient pas avares de leurs munitions. Mais quel mauvais souvenir.

 Le lendemain, 15 février, grand spectacle. Le temps est clair et dégagé, apparition même de quelques rayons de soleil. La masse de l’abbaye est devant nous, encore intacte. Mais bientôt les feux du ciel vont s’abattre sur elle.

Des avions apparaissent dans le lointain. Ils sont nombreux et se dirigent tout droit sur l’abbaye. A la jumelle je vois le premier d’entre eux qui pique et lâche ses bombes. Le donjon vole en éclats. C’est la première vision dont je garde parfaitement souvenir. C’est ensuite le bombardement intégral par les chasseurs bombardiers et forteresse volantes. Le Mont Cassin disparaît entièrement sous la fumée des bombes. Lorsque cette fumée aura disparue, nous pouvons distinguer, soit à l’œil nu, soit à la jumelle, l’écroulement des murs de l’abbaye. Vision dantesque.

Dés le début de l’attaque, c’est une opinion toute personnelle, j’ai entendu des armes de DCA tirer sur les avions. Etaient-elles à l’intérieur ou à l’extérieur de l’abbaye, je ne puis le dire ? Les récits historiques mentionnent que les allemands n’étaient pas rentrés dans l’abbaye. N’empêche qu’à la suite de ce bombardement le monastère a été totalement occupé par l’ennemi. Nombreux furent les civils italiens tués ou blessés au cours de ces bombardements. Que la guerre est triste parfois, car la destruction de l’abbaye n’aura servi à rien. Les attaques des troupes alliées sont toujours bloquées devant Cassino.

Quelques jours après j’ai assisté également à une fantastique attaque aérienne par l’aviation américaine sur Cassino. Durant prés de trois heures, des centaines de bombardiers, par vagues successives dans un ballet incessant, ont lâché des tonnes et des tonnes de bombes sur cette ville martyre. Des centaines de pièces d’artillerie sont aussi entrées en action. La fumée des bombes et des obus couvrait toute la vallée du Rapido et de la ville de Cassino. Et dire qu’une fois de plus tout cela n’aura servi à rien.

Malheureusement dans cette opération les premiers bombardiers se sont trompés de cible. Des bombes sont tombées sur les troupes alliées, même sur les QG, faisant des morts et des blessés. Il faudra attendre le 18 mai, après l’attaque générale du CEF, le 11 mai au soir, pour que les allemands, sans combat, évacuent le Mont Cassin.

Dans la nuit du 23 au 24 février a lieu la relève de notre bataillon par un bataillon du troisième RTA. C’est avec un réel soupir de soulagement que nous quittons cet endroit maudit, qui nous aura quand même permis d’assister aux prodigieux spectacles des bombardements de l’abbaye et de Cassino par l’aviation alliée.

La descente sur San-Elia, jusqu’au val Inferno, est plus facile que la montée il y a deux semaines. Nous ne connaissons pas ce ravin, long de plusieurs kilomètres, sorte de canyon à fond sablonneux, assez large et assez profond pour permettre le camouflage des vues de l’ennemi. Il y a là des milliers de combattants de toutes races et religions, des américains, des anglais, des australiens, des néo-zélandais, des polonais, des français, des marocains, des algériens, des tunisiens, des hindous… On entend parler toutes les langues.

Chacun s’installe de son mieux, soit sous une tente, soit dans les dodges ou GMC. Le moral est revenu, on peut cuisiner. La popote des sous-officiers de la CB3 a très belle allure dans un GMC ; Les rires fusent parmi les chansons ayant trait aux provinces françaises et autres répertoires.

Nous resterons là jusqu’au 27 février 1944 et serons enlevés par camions dans la nuit pour un repos bien gagné dans la région de Montaquila.

Voilà mes souvenirs de Cassino.

Mais le plus beau, le plus merveilleux de tous les souvenirs, restera toute ma vie celui du défilé de la deuxième DIM, le 15 juin 1944 à Rome, devant le général Juin. J’étais porte-fanion de la CCB 3 du 8 ème RTM.

Départ du Colisée, remontée jusqu’à la place de Venise par la Via Del Impéro au milieu d’une foule nombreuse qui nous applaudissait, et que les romaines étaient belles ce jour-là.

 VINGT  ANS  APRES

 En juillet 1964, j’habitais alors Montélimar avec ma famille, nous décidons avec mon épouse et un de mes fils, d’aller en vacances en Italie. Nous prenons la route vers la côte d’Azur, puis la Riviera italienne. Visite de Pise avec la tour penchée, étape à Grosseto, ville que j’avais traversée en juillet 1944 pour embarquer à Piombino sur un Liberty qui devait nous ramener à Naples. Et nous voilà à Rome pour la visite de la ville. Ce n’est pas sans émotion que j’ai revu le Colisée. La Via Del Impéro où nous avons défilé vingt ans auparavant, est très animée, ainsi que la Place de Venise et de Corso Umberto. Souvenirs, souvenirs…

Ensuite direction Naples, où je n’ai rien reconnu dans la Via Roma, si ce n’est la statue de Dante. Nous poussons jusqu’à Sorrente et l’Ile de Capri, et prenons le chemin du retour. Arrêt pour la visite de Pompéi, mon fils étudiant en lettres classiques est très intéressé par cette visite. Tout à coté le Vésuve qui sommeille tranquillement. Retour sur la région de Napoli.

Le lendemain c’est le grand jour. Nous prenons la route pour Térelle. Je m’étais promis, en effet, durant notre séjour à moins d’un kilomètre de ce village, si j’en avais la possibilité, de le visiter. Mon vœu allait donc se réaliser, et j’étais tout à la joie de revoir ces paysages où nous avions beaucoup souffert.

Traversée de Caserte, ville très animée, et direction le cimetière de Véfrano. Je voulais en effet m’incliner sur la tombe d’un camarade, tué lors des premiers combats sur la Mainarde. Plus de pluie, plus de boue, plus de tas de pomme rouges.

Après les renseignements pris auprès du gardien sur l’emplacement de cette tombe, nous rentrons dans le cimetière très bien entretenu. Les tombes françaises voisinent avec celles des marocains, algériens et tunisiens. En cheminant parmi les tombes françaises, à la lecture des noms, je ne puis m’empêcher de dire à ma femme et à mon fils, avec une certaine émotion : « celui-là je l’ai connu, celui-là je l’ai connu… » Nous parvenons sur la tombe de mon camarade. Je m’incline profondément, tout en priant pour le repos de son âme. Mais il faut repartir. Signature du livre d’or à la sortie et là, tout bêtement j’ai pleuré.

Nous reprenons la route, celle parcourue vingt ans auparavant. Sur les bornes indicatrices de direction, sont inscrit tous ces noms qui me reviennent à la mémoire. Montaquila, les sources du Volturno, Scapoli, Castelnuovo, Cardito etc.…Malgré le temps écoulé, je reconnais tous ces paysages. La masse de la Mainarde, celle du Monte Marrone et du San-Piétro. Sur la droite de la route, il me semble reconnaître également le début du sentier menant au San-Piétro et que j’empruntais avec mes brèles. Je parle peu, ma femme et mon fils respectent ce silence. Quelques kilomètres avant Aquafonda, la route goudronnée disparaît pour faire place à une route empierrée. Campagne toujours aussi désertique rare est la population. Traversée d’Aquafonda et nous retrouvons la route goudronnée. Nous parvenons au col précédent : « La route de la mort » Arrêt à ce col, d’où le regard plonge sur la vallée du Rapido et de Cassino. Aujourd’hui pas de crainte. Sous le chaud soleil de juillet, pas d’observateur ennemi, pas d’obus et pas de camion qui flambe.

 Nous empruntons cette difficile descente, avec un arrêt à l’entrée de l’Inferno où nulle voix ne se manifeste. Néanmoins, en revenant vingt ans en arrière, il me semble entendre les échos des chansons qui retentissaient dans ce val. Nous traversons San-Elia et le Rapido, cette fois sur le pont, et nous nous dirigeons vers la montée de Térelle. Dans cette vallée règne une certaine activité campagnarde, car les moissons ayant lieu, c’est l’époque des battages.

Cette montée, sans neige, par la route serpente sous les verts ombrages, c’est très agréable. Nous apercevons de temps à autre, dans les différentes trouées au milieu des arbres, l’abbaye de Cassino entièrement reconstruite, masse toujours imposante.

 Puis au détour d’un virage, sur le bord de la route, nous voici parvenus à la maison qui abritait le PC du capitaine Labadie. Rien de changé. Là aussi, j’ai tout de suite reconnu le paysage. Je marque un temps d’arrêt, mais n’ose pas descendre de voiture, car la maison semble habitée. Après cette maison, une portion de route assez droite, à moins d’un kilomètre de Térelle.

Tout à coup, surgis comme des diables, deux hommes au milieu de la route, l’un d’un certain âge, l’autre plus jeune. Ils font de grands signes. Je ralentis, ils s’écartent, et je continue ma route. Regard en arrière dans le rétroviseur. Ils font toujours des signes.

Que se passe t’il dans ma tête à ce moment-là ? Je l’ignore et me le demande encore. Est-ce la peur qui revient vingt ans après ? En tout cas, sans prononcer une parole, je fais demi-tour sur la route et repars en sens inverse, en accélérant.

Les deux hommes sont toujours là faisant encore des signes. Je ne comprends toujours pas ce qui m’arrive, mais continue la descente sur Cassino.

Voilà, je n’ai pas vu Térelle.

Depuis, je ne suis pas revenu en Italie.

 Jean BIDAUBAYLE.

Les commentaires sont fermés.